16

 

 

— Mais cela n’a aucun sens, dit Hamilton d’une voix sèche, en se penchant sur le corps inanimé et tiède de sa femme. C’est pourtant bien le monde de Marsha.

Ou sinon, à qui appartient-il ?

Et, brusquement, il comprit, avec un immense soulagement.

Charley Mc Feyffe commençait à se transformer. C’était involontaire ; Mc Feyffe ne pouvait l’empêcher. Sa transformation émanait des couches les plus profondes de sa personnalité. Elle faisait partie de sa conception du monde.

Mc Feyffe était visiblement en train de grandir. Pendant qu’ils le regardaient, il cessa d’être un petit homme trapu avec du ventre et un nez un peu écrasé. Il grandit. Il devint splendide. Une sorte de noblesse presque divine l’envahit. Ses bras furent soudain musculeux. Sa poitrine devint massive. Des éclairs vertueux passaient dans son regard. Son menton carré, normalement inflexible, adopta un dessin sévère mais juste tandis qu’il balayait la pièce d’un regard grave.

La ressemblance avec (Tetragrammaton) était étonnante. Manifestement, Mc Feyffe n’avait pas été capable de refouler toutes ses convictions religieuses.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Laws, fasciné. Que va-t-il devenir ?

— Je ne me sens pas très bien, dit Mc Feyffe d’une voix sonore, quasi divine, je pense que je vais prendre un bromoforme.

Les ouvriers musclés avaient abaissé leurs fusils. Effarés, tremblants, ils témoignèrent les plus grands signes de respect.

— Camarade commissaire, murmura l’un d’eux nous ne vous avions pas reconnu.

L’air mal à l’aise, Mc Feyffe se tourna vers Hamilton.

— Ils sont cinglés, hurla-t-il de sa voix profonde et autoritaire.

— Que Dieu me damne, dit doucement Hamilton. Vous êtes Dieu le père en personne.

La noble bouche de Mc Feyffe s’ouvrit, puis se ferma sans avoir rien dit.

— Ceci explique cela, dit Hamilton. Lorsque le parapluie nous a emportés là-haut et que (Tetragrammaton) a pu jeter un coup d’œil sur vous. Pas étonnant que cela vous ait donné un choc. Et encore moins étonnant qu’il vous ait un peu maltraité.

— J’ai été surpris, admit Mc Feyffe, après un instant Je ne pouvais pas croire qu’il était réellement là-haut. Je pensais que c’était une supercherie.

— Mc Feyffe, dit Hamilton, vous êtes communiste ?

— Ouais, hurla Mc Feyffe. J’en ai l’impression.

— Depuis longtemps ?

— Des années. Depuis la Crise.

— Un petit frère fusillé par Herbert Hoover ?

— Non. J’ai eu faim et j’étais en chômage et j’en avais assez de cette vie-là.

— Vous n’êtes pas méchant, au fond, dit Hamilton.

Mais vous êtes drôlement tordu, à l’intérieur. Vous êtes plus fou encore que Miss Reiss. Vous êtes plus victorien que Mrs Pritchett. Et vous êtes encore plus paternaliste que Silvester. Vous possédez en vous tout ce qu’ils ont de pire. Et davantage encore. Mais à part ça, vous êtes un bon gars.

— Je ne vous écouterai pas, déclara la divinité dorée.

— Et par-dessus tout, vous êtes un salaud. Vous êtes un esprit subversif, un menteur sans conscience, un individu affamé de puissance et un beau salaud. Comment avez-vous pu faire cela à Marsha ? Comment avez-vous pu monter toute cette histoire ?

Un moment plus tard, l’être rayonnant de splendeur lui répondit :

— La fin, dit-on, justifie les moyens,

— Tactique du Parti.

— Les gens comme votre femme sont dangereux.

— Pourquoi ? demanda Hamilton.

— Ils n’appartiennent à aucun groupe. Ils se contentent de tourner autour. Dès que nous avons le dos tourné…

— Alors vous les détruisez. Vous les livrez aux nationalistes délirants.

— Les nationalistes délirants, dit Mc Feyffe, nous les comprenons. Mais pas votre femme. Elle signe l’appel du Parti pour la paix et elle lit le Chicago Tribune. Des gens comme elle constituent davantage une menace pour la discipline du Parti que n’importe qui. Le culte de l’individualisme. L’Idéaliste avec ses propres lois, sa propre éthique. Refusant d’accepter l’autorité. Cela mine la société. Cela dérange la structure tout entière. On ne peut rien construire de durable là-dessus. Les gens comme votre femme n’obéissent pas aux ordres.

— Mc Feyffe, dit Hamilton, il va falloir que vous me pardonniez quelque chose.

— Pourquoi ?

— Parce que je vais faire quelque chose de futile. Parce que, et bien que je réalise combien c’est inutile, je m’en vais vous démolir.

Et tandis qu’il se jetait sur Mc Feyffe, Hamilton vit les muscles massifs, durs comme de l’acier, se tendre. C’était trop inégal. Il ne put même pas atteindre le visage énorme de son adversaire. Mc Feyffe recula, se ressaisit et attaqua. Fermant les yeux, Hamilton attrapa Mc Feyffe, refusant d’abandonner. Couvert de contusions, plusieurs dents brisées, le sang coulant sur son visage d’une coupure qu’il avait à l’œil droit, les vêtements déchirés, il tint bon pourtant, comme un rat décapité. Une sorte de frénésie religieuse l’envahit ; insensibilisé par la haine et le dégoût, il saisit, malgré les coups, la noble tête, la cogna contre Je mur. Des mains se posèrent sur lui et tentèrent de le maîtriser, mais elles ne purent pas l’arracher à Mc Feyffe.

Le combat était virtuellement terminé ; sa petite attaque avait cessé sans le moindre résultat. Laws gisait un peu plus loin, le crâne fendu, non loin de la silhouette immobile de Marsha Hamilton. Elle était restée là où il l’avait déposée. Hamilton, tenant encore debout, s’aperçut que les crosses des fusils allaient entrer dans la danse ; il était fini.

— Allez-y, leur dit-il. Cela n’a pas la moindre importance. Même si vous nous réduisez en bouillie. Même si vous vous servez de nous pour élever des barricades. Même si vous nous utilisez comme projectiles. Ce n’est pas le monde de Marsha et c’est tout ce que je… La crosse d’un fusil le toucha ; fermant les yeux, il se raidit contre la souffrance. Un des ouvriers du Parti le frappa en plein visage ; un autre lui martela méthodiquement les côtes. Hamilton sentit vaguement la forme massive de Mc Feyffe s’éloigner. Au sein d’un tourbillon de ténèbres, s’agitaient les formes des ouvriers ; puis il tomba à quatre pattes, grognant et rampant, essayant d’atteindre Mc Feyffe, de l’apercevoir au travers du brouillard de son propre sang. Et essayant en vain d’échapper aux assaillants.

Des cris. Les crosses frappaient son crâne. Il tituba, essaya de trouver un sens à la confusion qui l’entourait, reconnut une forme inerte et se traîna vers elle.

— Lâche-le, disaient-ils. Il les ignora et rampa vers Mc Feyffe. Mais la forme inerte n’était pas celle de Mc Feyffe ; c’était Joan Reiss.

Un instant plus tard, il découvrit Mc Feyffe. Faiblement, il chercha par terre un objet qui lui permît de le tuer. Ses mains se refermèrent sur un bloc de ciment, mais un coup brutal l’envoya rouler au loin.

La forme inerte de Mc Feyffe s’éloigna, il resta seul, se débattant, en plein chaos, perdu dans une marée de cendres qui s’élevait tout autour de lui.

Les décombres, autour de lui, étaient ceux du bévatron. Les silhouettes qui s’approchaient lentement étaient celles des infirmiers et des techniciens.

Dans le déluge de coups de crosses, Mc Feyffe avait été assommé. Dans le désordre général, il n’avait pas été épargné. Les nuances nécessaires n’avaient pas été observées.

À la droite de Hamilton gisait le corps inanimé de sa femme, dont les vêtements roussis fumaient. Un de ses bras était replié sous elle. Elle était terriblement pathétique, sur la surface de béton noirci. Non loin d’elle se trouvait Mc Feyffe. Dans un réflexe, Hamilton essayait de ramper dans sa direction. Lorsqu’il fut à mi-chemin, une équipe médicale le recueillit et tenta de le coucher sur une civière. Mais il se débattit et parvint à se relever assez pour s’asseoir.

Mc Feyffe, assommé par les hommes de main de son propre Parti, semblait empli d’une vaste colère. Son visage, marqué de coups, était déformé par la haine et l’angoisse. Cette expression ne disparut pas lorsqu’il revint à la vie. Sa respiration resta rauque, irrégulière. Marmonnant, il s’agita et se débattit et ses gros doigts se refermèrent sur le vide.

À demi ensevelie sous la poussière, Miss Reiss commença à bouger. Elle se redressa sur les genoux et rechercha autour d’elle les débris de ses lunettes.

— Oh, dit-elle faiblement, les yeux clignotants, et versant des larmes de frayeur. Qu’est-ce qui…

Elle essaya de se couvrir des lambeaux de son manteau déchiré et le drapa autour d’elle.

Un groupe de techniciens avait atteint Mrs Pritchett ; rapidement, ils écartèrent les décombres amoncelés sur son corps palpitant et fumant.

Se remettant péniblement sur ses pieds, Hamilton se dirigea vers sa femme et se mit à éteindre les flammes courtes qui attaquaient ses vêtements. Marsha frissonna et fit un mouvement instinctif.

— Ne bouge pas, lui dit-il. Tu peux avoir quelque chose de cassé.

Elle obéit et resta tranquille, les yeux clos, le corps rigide. À une certaine distance, perdu dans les nuées tourbillonnantes de cendres et de poussière, éclata le cri d’angoisse de David Pritchett. Ils bougeaient tous maintenant ; ils revenaient tous à la vie. Bill Laws se débattit sans raison lorsqu’une équipe de secouristes blancs s’occupa de lui. Des cris, des ordres, le son des sirènes. Les contours durs du monde réel. Les fumées acres des appareils électroniques en train de brûler. Les premiers soins donnés par les équipes d’infirmiers nerveux.

— Nous sommes de retour, dit Hamilton à sa femme. M’entends-tu ?

— Oui, dit Marsha. Je t’entends.

— Es-tu contente ?

— Oui, dit tranquillement Marsha. Ne crie pas, chéri. Je suis heureuse.

 

Le colonel Edwards écouta patiemment, sans l’interrompre, l’exposé de Hamilton. Lorsque Hamilton eut fini de résumer les accusations qu’il portait, la longue salle de conférences demeura silencieuse. Les seuls bruits audibles provenaient des cigares et de la sténographe prenant des notes.

— Vous accusez notre officier de sécurité d’être un membre du Parti communiste, dit Edwards, après un moment de pénible réflexion. C’est bien cela ?

— Pas exactement, dit Hamilton.

Il était encore un peu nerveux. Une semaine à peine avait passé depuis l’accident du bévatron.

— Je dis que Mc Feyffe est un communiste discipliné qui utilise sa situation pour atteindre les buts du Parti communiste. Mais que cette discipline soit purement intérieure, ou au contraire, d’origine extérieure…

Se tournant brusquement vers Mc Feyffe, Edwards dit :

— Qu’en dites-vous, Charley ?

Sans le regarder en face, Mc Feyffe répondit :

— Je dis que c’est un mensonge un peu gros.

— Vous affirmez que Hamilton essaie seulement de jeter le doute sur vos mobiles.

— C’est ça, (Mécaniquement, Mc Feyffe poursuivit :) Il essaie de jeter un doute sur la validité de mes raisons. Au lieu de défendre sa femme, il m’accuse moi.

Le colonel Edwards se tourna à nouveau vers Hamilton :

— Je crains d’être d’accord avec lui. C’est votre femme, et non Charley Mc Feyffe qui est sous le poids de cette accusation. Essayez de vous en souvenir.

— Comme vous vous en rendez compte, dit Hamilton, je ne peux pas maintenant, et ne pourrai jamais prouver que Marsha n’est pas communiste. Mais je peux vous dire pourquoi Mc Feyffe a fait porter cette accusation contre elle. Je peux vous dire ce qu’il est en train de faire et quelle est la signification réelle de toute cette histoire. Voyez dans quelle position il se trouve ; qui le suspecterait ? Il a libre accès aux fiches de sécurité ; il peut porter des accusations contre n’importe qui… une situation idéale pour un homme de main du Parti. Il peut éliminer tous ceux qui déplaisent au Parti ou qui se trouvent sur son chemin. Systématiquement, le Parti détruit ainsi ses adversaires.

— Mais tout cela est tellement indirect, insista Edwards. Une chaîne de déductions, mais où est donc la preuve ? Pouvez-vous prouver que Charley est un rouge ? Comme vous le disiez vous-même, il n’est pas membre du Parti communiste.

— Je ne suis pas une agence de détectives, dit Hamilton. Je n’appartiens pas à la police. Je n’ai aucun moyen de réunir des preuves contre lui. Je pense qu’il a des contacts avec le P.C américain ou avec des organisations crypto-communistes…, il doit bien recevoir ses directives de quelque part. Si le FBI se chargeait de le surveiller…

— Pas de preuve, alors, interrompit Edwards mâchonnant son cigare. Exact ?

— Pas de preuve, admit Hamilton. Aucune preuve de ce qui se passe dans l’esprit de Charley Mc Feyffe.

Pas plus que de ce qui traverse l’esprit de ma femme.

— Mais il y avait toutes ces présomptions contre votre femme. Toutes ces pétitions qu’elle a signées ; tous les meetings auxquels elle a assisté. Montrez-moi une pétition que Mc Feyffe a signée. Un meeting où on l’a vu.

— Aucun véritable communiste ne se démasquerait ainsi, dit Hamilton, comprenant, au moment même où il le disait, que cela semblait absurde.

— Nous ne pouvons pas vider Charley sur des intuitions de cette sorte. Vous devez vous-même voir combien ces suppositions sont légères. Le vider parce qu’il n’a pas été à ces meetings ? (Un sourire passa brièvement sur le visage du colonel Edwards.) Je suis désolé, Jack. Mais tout cela ne vaut rien.

— Je sais, acquiesça Hamilton.

— Vous le savez ? (Edwards était surpris.) Vous l’admettez ?

— Bien sûr que je l’admets. Je n’ai jamais pensé que je l’emporterais. (Sans une trace d’émotion, Hamilton expliqua :) Je voulais simplement attirer votre attention sur ce point. Pour que ce soit noté.

Suant et soufflant, tassé sur sa chaise, Mc Feyffe se taisait. Ses doigts boudinés étaient crispés ; il les fixait et ne levait pas les yeux sur Hamilton.

— J’aimerais vous aider, dit Edwards, mal à l’aise. Mais si nous employions votre méthode, tout le monde dans ce pays passerait pour dangereux pour la sécurité.

 

 

— Cela viendra, de toute façon. Je désirais seulement que cette méthode soit appliquée à Mc Feyffe. C’est une honte qu’il en soit exempt.

— Je pense, dit Edwards, d’une voix rogue, que l’honnêteté et le patriotisme de Charley Mc Feyffe sont au-dessus de tout reproche. Vous savez, je l’espère, que cet homme s’est battu pendant la Seconde Guerre mondiale dans l’armée de l’Air ? Qu’il est catholique pratiquant ? Qu’il est membre de l’association des anciens combattants ?

— Et probablement aussi un boy-scout, acquiesça Hamilton. Et il prépare un arbre de Noël tous les ans.

— Etes-vous en train de prétendre que les catholiques et les soldats sont des traîtres ? demanda Edwards.

— Non, certainement pas. Je dis seulement qu’un homme peut être tout cela et être par-dessus le marché un dangereux révolutionnaire. Et qu’une femme peut signer des pétitions pour la paix et s’abonner à En fait et pourtant aimer jusqu’à la poussière de son pays.

— Je pense, dit d’une voix froide Edwards, que nous perdons notre temps. Tout cela n’a pas de sens.

Repoussant sa chaise, Hamilton se leva.

— Je vous remercie de m’avoir écouté, colonel.

— Ce n’est rien. (Ennuyé, Edwards fit :) Je voudrais pouvoir faire davantage pour vous, mon garçon. Mais vous connaissez la situation.

— Ce n’est pas votre faute, acquiesça Hamilton. En fait, d’une façon un peu perverse, je suis heureux que vous n’attachiez pas plus d’importance à ce que je dis. Après tout, Mc Feyffe est innocent jusqu’à ce que la preuve de sa culpabilité soit faite.

La réunion était terminée. Les directeurs de la California Maintenance se précipitèrent dans les couloirs, heureux de pouvoir enfin regagner leur routine. La sténographe rassembla sa machine, ses cigarettes et son sac. Mc Feyffe, après avoir jeté un regard malveillant à Hamilton, disparut sans un mot.

Sur le seuil, le colonel Edwards arrêta Hamilton.

— Qu’allez-vous devenir ? demanda-t-il. Essayez Tillingford et PE.D.A. il vous prendra, vous savez. « Votre père et lui étaient de bons amis.

Dans ce monde-ci, le vrai, Hamilton n’avait pas encore vu Tillingford.

— Il me prendra, dit-il pensivement, en partie pour cette raison, et en partie parce que je suis un expert de bon niveau en électronique.

Edwards, embarrassé, se mit à bafouiller :

— Désolé, mon garçon. Je ne voulais pas vous blesser. Je voulais seulement…

— Je comprends très bien, fit Hamilton, parlant lentement à cause de sa côte fêlée et bandée très serrée.

Les incisives toutes neuves qu’on lui avait posées le gênaient un peu, tout comme la tonsure au-dessus de son oreille droite, là où on lui avait fait deux points de suture. L’accident, cette espèce de jugement, l’avait soudain vieilli.

— Je ne vais même pas essayer Tillingford, dit-il. Je vais tâcher de voler de mes propres ailes.

D’une voix hésitante, Edwards demanda :

— Vous n’avez pas de ressentiment contre nous ?

— Non, J’ai perdu mon travail, mais cela n’a pas d’importance. Cela vaut même peut-être mieux. Je serais probablement resté indéfiniment si cela n’était pas arrivé. Je n’aurais jamais été touché par le système de sécurité, et j’aurais à peine su qu’il existait. Mais maintenant, on m’a fourré le nez dedans ; j’ai été obligé de faire face à toutes sortes de choses. Que je les aime ou non, il faut que je me réveille.

— Mais, Jack…

— Tout a toujours été facile. Ma famille avait beaucoup d’argent et mon père était célèbre dans sa branche. Normalement, les gens comme moi ne sont pas importunés par les Mc Feyffe. Mais les temps changent. Les Mc Feyffe prennent de plus en plus d’importance ; nous les rencontrons enfin. Nous venons tout juste de remarquer leur existence.

— Tout cela est très joli, dit Edwards. Très noble et très édifiant. Mais il va falloir gagner votre vie ; vous allez devoir trouver du travail et faire vivre votre famille. Avec cette histoire de sécurité, vous ne pourrez plus fabriquer de fusées nulle part. Personne qui ait un contrat avec le gouvernement ne vous engagera.

— C’est peut-être une bonne chose. J’en avais assez de fabriquer des bombes.

— La monotonie ?

— Je préfère appeler cela un éveil de ma conscience. Quelques-uns des événements qui me sont arrivés ont changé ma façon de voir. Ils m’ont tiré de mon ornière, comme on dit.

— Oh, dit vaguement Edwards, l’accident.

— J’ai vu certains aspects de la réalité que j’ignorais exister. J’en suis sorti avec une conception du monde transformée. Peut-être faut-il des accidents comme celui-là pour briser les parois du tunnel. Mais si le résultat est tel, cela valait la peine.

Du corridor vint le son aigu de talons féminins. Marsha essoufflée et radieuse se précipita dans la pièce et lui prit le bras.

— Nous sommes prêts, lui dit-elle avec chaleur.

— Et la chose la plus importante, dit Hamilton au colonel T.E. Edwards, est maintenant réglée. Marsha disait la vérité ; c’est de cela que je me soucie. Je puis trouver un autre emploi, mais les épouses sont rares.

— Qu’allez-vous faire, à votre avis ? insista Edwards tandis que Hamilton et sa femme se dirigeaient vers le couloir.

— Je vous enverrai un mot, lança Hamilton pardessus son épaule. Sur le papier à en-tête de ma société.

— Chéri, dit Marsha, excitée, alors qu’ils descendaient les marches de la grande porte de la California Maintenance et suivaient l’allée cimentée, les camions sont arrivés. Ils commencent à être déchargés.

— Parfait, dit Hamilton, satisfait. Ça sera toujours ça à montrer à la vieille toupie quand on va la travailler au corps.

— Ne parle pas comme ça, dit Marsha, anxieusement, lui pinçant le bras. Tu me fais honte.

Souriant, Hamilton l’aida à monter dans la voiture.

— À partir d’aujourd’hui, je serai parfaitement honnête avec tout le monde, je dirai exactement ce que je pense, et je ferai exactement ce qui me plaît. La vie est trop courte pour agir autrement.

Exaspérée, Marsha se lamenta.

— Toi et Bill… je me demande si vous arriverez à quelque chose.

— Nous serons riches, dit gaiement Hamilton, conduisant la voiture vers l’autoroute. Souviens-toi de ce que je te dis, ma chérie. Toi et Ninny dégusterez des tonnes de crème et dormirez sur des coussins de soie.

Une demi-heure plus tard, ils se trouvaient tous les deux au sommet d’un terrain en friche, examinant d’un œil critique le petit atelier de tôle ondulée que Hamilton et Laws avaient loué. L’équipement était entassé dans d’énormes caisses de sapin. Une rangée de camions était adossée à la plate-forme de chargement.

— Un de ces jours, dit pensivement Hamilton, des petites boîtes ornées de boutons et de cadrans sortiront de tout ça. Les camions chargeront des paquets au lieu de les décharger.

Bill Laws s’approcha d’eux, se penchant en avant pour lutter contre le vent vif de l’automne, une cigarette éteinte entre les lèvres, les mains dans les poches.

— Eh bien, dit-il, ce n’est encore rien, mais il y a de quoi s’amuser. Nous coulerons peut-être, mais nous aurons bien ri.

— Jack disait justement que nous allions devenir riches, dit Marsha, désappointée, les lèvres pincées en une moue boudeuse.

— Plus tard, expliqua Laws, Quand nous serons trop vieux et trop usés pour nous amuser.

— Est-ce que Edith Pritchett s’est manifestée ? demanda Hamilton.

— Elle doit être dans le coin, dit Laws avec un geste vague. J’ai vu sa Cadillac pas loin d’ici.

— On entend le moteur ?

— Oh oui, affirma Laws. On l’entend parfaitement. Nous ne sommes plus dans ce monde-là.

Un petit garçon, qui n’avait pas plus de onze ans, se précipita vers eux.

— Qu’allez-vous construire ? demanda-t-il. Des fusées ?

— Non, répondit Hamilton. Des phonographes. Ainsi les gens pourront écouter de la musique. C’est ce qui importe, aujourd’hui.

— Bravo, dit le petit garçon, impressionné. Moi, l’an dernier, j’ai construit un poste à une lampe, fonctionnant sur piles, avec un écouteur.

— C’est un bon début.

— Et maintenant je construis un récepteur de trafic.

— Excellent, lui dit Hamilton. Nous te donnerons peut-être du travail. Pourvu, toutefois, que nous n’ayons pas à imprimer nous-mêmes notre argent.

Se frayant avec précaution un chemin sur ce terrain encore fort peu paysagé, Mrs Pritchett s’approcha. Elle était engoncée dans un manteau de fourrure et un incroyable chapeau tenait en équilibre sur ses boucles teintes.

— N’ennuie pas Mr Laws et Mr Hamilton, dit-elle à son fils. Ils ont beaucoup de travail devant eux.

Sans insister, David Pritchett s’écarta.

— Nous parlions électronique.

— Vous avez commandé une grande quantité de matériel, dit Mrs Pritchett aux deux hommes, sur un ton dubitatif. Cela a dû coûter beaucoup d’argent.

— Nous en aurons besoin, dit Hamilton. Nous n’allons pas monter des amplificateurs à partir de pièces standard ; nous allons concevoir et produire nos propres éléments, des condensateurs aux transformateurs.

Bill a un plan de lecteur sans frottement. Ce sera une véritable révolution sur le marché de la haute fidélité… garanti absolument sans usure du sillon.

— Espèce de dégénérés, dit Marsha, amusée. Vous pourvoyez aux caprices de la classe oisive.

— Je pense, fit Hamilton, qu’il y aura toujours de la musique. Mais le problème est le suivant : comment la produirons-nous ? Utiliser une chaîne à haute fidélité va devenir un art. Ces ensembles que nous allons produire réclameront autant de soin pour être réglés que pour être construits.

— Je peux voir ça d’ici, dit Laws, souriant. De jeunes hommes minces, assis sur le sol de leur appartement de North Beach, tournant avec des gestes furtifs des boutons, et manœuvrant des interrupteurs, et commandant ainsi au tumulte incroyablement bien reproduit de locomotives, de tempêtes de neige, de camions déchargeant des barres d’acier, et toutes les autres bizarreries que l’on enregistre aujourd’hui.

— Je ne sais pas au juste, dit Mrs Pritchett, perplexe. Vous me paraissez si excentriques…

— C’est aussi un domaine excentrique, fit remarquer Hamilton. Pire encore que la mode. Mais rapportant énormément.

— Mais pouvez-vous être certains ? insista Mrs Pritchett, que votre tentative sera un succès financier ? Je n’aime pas investir si je ne suis pas assurée d’un rapport raisonnable.

— Mrs Pritchett, dit sévèrement Hamilton, il me semble vous avoir entendu dire une fois que vous désiriez devenir une sorte de mécène pour les arts.

— Oh certainement, assura Mrs Pritchett, il n’est rien de plus important pour la société que de contribuer au développement des arts. La vie sans le grand héritage artistique créé par des générations de génies inspirés…

— Alors, vous faites juste ce qu’il faut, lui dit Hamilton. Vous avez apporté votre aide là où il le fallait.

— Mon…

— Votre luth, dit Bill Laws. Vous avez apporté votre luth là où il le fallait. Nous nous occupons de musique ; avec nos chaînes, les masses vont entendre de la musique comme jamais auparavant. Des centaines de watts dépourvus de distorsion. Des dizaines de milliers de cycles par seconde sans affaiblissement de la courbe. C’est une révolution culturelle.

Passant son bras autour de la taille de sa femme, Hamilton la serra contre lui :

— Tu penses que ce sera un succès ?

— Mais bien sûr.

— Cela devrait satisfaire n’importe qui, dit Hamilton à Mrs Pritchett, en relâchant sa femme. Exact ?

Pleine de doute encore, Edith Pritchett fouilla dans son énorme sac à la recherche de son carnet de chèques.

— Bon, cela me semble être une bonne cause.

— Il n’y en a pas de meilleure, dit Hamilton. Parce que si vous ne nous donnez pas d’argent, nous ne pourrons pas commencer.

Avec un claquement sec, Mrs Pritchett referma son sac.

— Peut-être ne devrais-je pas me lancer dans cette affaire.

— Ne faites pas attention à lui, dit vivement Marsha. Ils ne savent pas ce qu’ils disent.

— Parfait, acquiesça Mrs Pritchett, enfin convaincue. Elle remplit soigneusement un chèque couvrant leurs premières dépenses.

— J’espère retrouver cette somme, dit-elle gravement en tendant le chèque à Laws. Selon les termes de notre accord.

— Mais certainement, dit Laws.

Et il fit immédiatement un bond de douleur. Se penchant, il écrasa du pouce sur sa cheville une petite bête qui se tordait.

— Qu’est-ce que c’est ? demanda Hamilton.

— Un perce-oreille. Il a grimpé sur ma chaussure et m’a mordu.

— Souriant, mais inquiet, Laws ajouta :

— Une simple coïncidence.

— Nous espérons que vous retrouverez votre argent, expliqua Hamilton à Mrs Pritchett, en essayant de ne point trop s’aventurer. Nous ne pouvons rien promettre, bien entendu. Mais nous ferons de notre mieux.

Il attendit un instant, mais rien ne le piqua ni ne le mordit.

— Dieu merci, dit Marsha avec soulagement, en jetant un coup d’œil au chèque.

Se dirigeant vers l’atelier de tôle ondulée, Bill Laws hurla :

— Qu’attendons-nous ? Mettons-nous au travail !